Elfriede Jelinek – Prose

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Extrait de La Pianiste

(Page 1–3 und 104–105)

Erika Kohut, professeur de piano, entre en trombe dans l’appartement qu’elle partage avec sa mère. La mère aime appeler Erika son petit ouragan, l’enfant, en effet, se déplace parfois avec une vélocité extrême. Elle cherche à échapper à sa mère. Erika approche de la quarantaine. La mère pourrait aisément, vu son âge, être sa grand’mère. Erika n’était venue au monde qu’après bien des années d’une vie conjugale difficile. Aussitôt le père avait transmis le flambeau à sa fille et quitté la scène. Erika apparut, le père disparut. Aujourd’hui Erika est rapide par nécessité. Comme un tourbillon de feuilles d’automne elle franchit la porte d’entrée et s’efforce de gagner sa chambre sans être vue. Mais déjà la maman se dresse devant, de toute sa taille, et l’accule. A s’expliquer. Dos au mur. Inquisiteur et peloton d’exécution en une seule personne qu’Etat et famille unanimes reconnaissent comme la mère. La mère enquête : pour quelles raisons Erika ne rentre-t-elle que maintenant, si tard, à la maison ? Voici trois heures que son dernier élève s’en est allé, croulant sous ses sarcasmes. Tu crois peut-être que je ne découvrirai pas où tu as été, Erika ? Un enfant doit spontanément rendre des comptes à sa mère, qui toutefois n’y croira pas, car l’enfant aime bien mentir. La mère attend encore, mais juste le temps de compter jusqu’à trois.

Un, deux… à deux déjà la fille se manifeste par une réponse qui diverge fort de la vérité. A l’instant même sa vieille serviette bourrée de partitions lui est arrachée et l’amère réponse à toutes les questions saute aussitôt aux yeux de la maman. Quatre volumes de sonates de Beethoven et une robe – une de plus – qu’à l’évidence on vient d’acheter, se partagent indignées l’espace exigu. Sur-le-champ la mère s’emporte contre le vêtement. Ce qui tout à l’heure au magasin avait l’air si séduisant, si pimpant, si soyeux, transpercé par le crochet du cintre, n’est plus qu’un chiffon frippé que la mère transperce du regard. L’argent de cette robe était destiné à la Caisse d’épargne : Le voici dépensé avant terme. Dire qu’à tout moment on aurait pu contempler cette robe, sous forme de dépôt, sur le livret du plan épargne-logement de la Caisse d’épargne autrichienne, à condition d’avoir le courage d’aller jusqu’à l’armoire à linge où, caché derrière une pile de draps, le livret pointe le bout du nez. Mais aujourd’hui il a fait une virée, un retrait a été effectué, et voilà le résultat : chaque fois qu’on voudra savoir où tout ce bon argent est passé, il faudra qu’Erika enfile cette robe. Et la mère de crier : Tu aurais été récompensée plus tard, tu as tout gâché par ta faute ! Plus tard nous aurions eu un nouvel appartement, mais tu n’as pas été capable d’attendre, et tout ce qui te reste, c’est cette loque qui sera vite démodée. La mère veut tout pour plus tard. Rien sur le champ. Sauf l’enfant qu’elle veut à tout instant et qu’à tout instant elle veut savoir où joindre, en cas d’urgence ; maman pourrait avoir une crise cardiaque. La mère veut faire des économies maintenant, afin de pouvoir en jouir plus tard. Et voilà qu’Erika ne trouve rien de mieux que de s’acheter une robe ! Robe plus périssable encore qu’un filet de mayonnaise sur un canapé au poisson. L’année prochaine, non, dès le mois prochain, elle sera complètement démodée. L’argent, lui, ne se démode jamais.

Le but de leurs économies est d’acheter ensemble un grand appartement. L’appartement en location où elles croupissent encore pour le moment est si vétuste qu’il est tout juste bon à balancer. Auparavant elles auront tout loisir de choisir ensemble les armoires intégrées et même l’emplacement des cloisons, car leur nouveau logement sera construit selon un procédé révolutionnaire. Tout sera strictement exécuté d’après leurs indications. Qui paie, décide. La mère, avec sa minuscule retraite, décide, Erika paie. Dans cet appartement flambant neuf, bâti selon la technique de l’avenir, chacune aura son royaume, Erika ici, la mère là, deux royaumes soigneusement séparés. Mais il y aura quand même un salon commun, où l’on pourra se rencontrer. Si on veut. Et mère et enfant veulent toujours – en vertu de lois naturelles, car toutes deux font la paire. Ici déjà, dans cette porcherie qui s’écroule peu à peu, Erika a son propre royaume où elle règne sans partage, sous tutelle. Ce n’est qu’un royaume provisoire, car à tout instant la mère y a ses entrées. Aucune serrure à la porte d’Erika, aucun enfant n’a de secret.

/—/

Erika déplace des objets d’un bout de la pièce à l’autre et les rapporte aussitôt à leur place initiale ; elle regarde ostensiblement sa montre et du haut de son sémaphore émet un signal invisible indiquant sa fatigue après une dure journée de travail qui vit l’art profané par des dilettantes pour la satisfaction de parents ambitieux.

Klernmer, immobile, la regarde.

Erika ne veut pas que le silence s’installe et dit une banalité. L’art c’est son pain quotidien, car c’est l’art qui la nourrit. Comme il est plus facile à l’artiste, dit la femme, de catapulter hors de soi sentiments ou passions. Ce tour dramatique que vous prisez tant, Klemmer, signifie tout de même que l’artiste recourt à des artifices, délaissant les véritables moyens. Elle parle pour éviter que le silence n’éclate. Moi, en tant que professeur, je défends un art non dramatique. Schumann, par exemple. Le drame est toujours plus facile ! Sentiments et passions ne sont jamais que des succédanés, des substituts de la cérébralité. Un tremblement de terre, un raz-de-marée où s’abattraient sur elle des éléments déchaînés, voici à quoi aspire le professeur. De colère le fougueux Klemmer défoncerait presque le mur avec sa tête ; la classe de clarinette voisine que depuis peu il fréquente deux fois par semaine en tant que propriétaire d’un second instrument serait à coup sûr bien surprise de voir surgir du mur la tête furibonde de Klemmer à côté du masque mortuaire de Beethoven. Erika, cette Erika ne sent-elle donc pas qu’en vérité il ne parle que d’elle – et de lui naturellement ! Il établit entre eux un rapport sensuel, refoulant ainsi l’esprit, cet ennemi des sens, cet ennemi primordial de la chair. Elle croit qu’il pense à Schubert mais il ne pense qu’à lui-même, comme il ne pense jamais qu’à lui lorsqu’il ouvre la bouche.

Il propose soudain à Erika de passer au tutoiement, tenez-vous en aux faits, lui conseille-t-elle. Sa bouche se fronce à son insu en une rosace ridée, elle ne la contrôle plus. Elle contrôle bien ce que dit cette bouche, mais non l’image qu’elle donne à l’extérieur. La chair de poule la gagne, partout.

Klemmer s’étonne de sa propre hardiesse, il se vautre en grognant d’aise dans l’auge tiède de ses pensées et de ses paroles. Il se jette sur le piano, et la pose lui plaît. Joue dans un tempo trop rapide une assez longue phrase qu’il vient par hasard d’apprendre par coeur. Et par laquelle il veut démontrer quelque chose, reste à savoir quoi. Erika Kohut n’est pas mécontente de cette petite diversion, elle se jette en travers de la voie pour arrêter le rapide avant qu’il ne soit lancé à pleine vitesse. Vous jouez beaucoup trop vite et beaucoup trop fort, M. Klemmer, et ne prouvez qu’une chose : l’absence totale d’esprit dans l’interprétation peut provoquer d’immenses dégâts.

L’homme se propulse à reculons vers un fauteuil et s’y laisse tomber. Sous pression comme un cheval de course qui a déjà remporté maintes victoires. Et qui exige en récompense de ses victoires et pour prévenir une défaite, un traitement au moins aussi coûteux et des soins au moins aussi attentifs qu’un service en argent de douze pièces. Erika veut rentrer à la maison. Erika veut rentrer à la maison. Erika veut rentrer à la maison. Elle donne un bon conseil : promenez-vous donc simplement dans Vienne et respirez profondément. Ensuite vous jouerez Schubert, mais cette fois correctement !

Titre original : Die Klavierspielerin
Traduit de l’allemand par Y. Hoffmann et M. Litaize
© Rowohlt Verlag GmbH, Reinbeck, 1983
© Éditions Jacqueline Chambon, 1988, pour la traduction française
© Èditions du Seuil, mars 2002, pour la présente édition
ISBN 2-02-050872-9

Excerpts selected by the Nobel Library of the Swedish Academy.

To cite this section
MLA style: Elfriede Jelinek – Prose. NobelPrize.org. Nobel Prize Outreach AB 2024. Sun. 17 Nov 2024. <https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2004/jelinek/25221-elfriede-jelinek-prose-2004-2/>

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