Ivo Andrić – Banquet speech

English
French

Ivo Andrić’s speech at the Nobel Banquet at the City Hall in Stockholm, December 10, 1961

Sire, Madame, Altesses Royales, Excellences, Mesdames et Messieurs.

Cette année, le Comité Nobel de l’Académie Suédoise, en s’acquittant des hautes fonctions qui lui ont été confiées, vient d’attribuer à un écrivain d’un petit pays – comme on dit – le Prix Nobel de littérature, insigne marque d’honneur à l’échelle internationale. En recevant cette distinction qu’il me soit permis de dire quelques mots au sujet de ce pays, et d’y ajouter certaines considérations d’ordre général concernant l’œuvre de conteur à laquelle vous avez bien voulu accorder votre prix.

Ma patrie est en effet un « petit pays entre les mondes », comme l’a pertinemment qualifiée un de nos écrivains, un pays qui, brûlant les étapes, au prix de grands sacrifices et de prodigieux efforts, tâche à rattrapper dans tous les domaines, et dans le domaine de la culture également, ce dont un passé particulièrement orageux et hostile l’a privé. Par le choix du lauréat vous venez de jeter une vive lumière sur la littérature de ce pays et cela au moment où, par une série de noms nouveaux et d’ouvrages originaux, cette même littérature commence à se faire une place à sa mesure, dans la légitime tendance d’offrir elle aussi sa contribution à la littérature mondiale. D’avoir distingué un écrivain de ce pays représente, sans conteste, un encouragement qui nous engage à la reconnaissance, et je suis heureux de pouvoir en ce lieu et à cet instant vous exprimer cette reconnaissance, en toute simplicité mais sincèrement.

Plus difficile, plus délicat est ce que j’ai à dire sur l’œuvre de conteur que vous avez honorée de votre prix.

En fait, quand il s’agit d’un écrivain et de son œuvre, est-on vraiment en droit de s’attendre à ce que celui qui a créé une œuvre d’art – création qui n’est en vérité qu’une partie de lui-même – vienne encore nous parler de cette œuvre ? Il en est parmi nous qui serions plutôt portés à considérer les créateurs des œuvres d’art, soit comme des contemporains muets, absents, soit comme d’illustres défunts, et qui jugeons le langage de l’œuvre d’art plus pur et plus clair si la voix vivante de son auteur ne s’y mêle pas. Cette façon de voir n’est guère isolée ni bien nouvelle. Montesquieu déjà prétendait que les écrivains ne sont pas bons juges de leurs propres ouvrages. J’ai lu autrefois avec une admiration compréhensive la règle de Goethe : « A l’artiste de créer et non point de parler », comme j’ai retrouvé avec émotion, bien des années plus tard, la même pensée, brillamment exprimée, par le très regretté Albert Camus.

Me voici donc amené à centrer ce bref exposé, comme il se doit à mon sens, sur le conte et le conteur en général. En des milliers de langues,
sous les climats les plus divers, de siècle en siècle, depuis les très vieilles histoires contées autour de l’âtre dans les huttes de nos lointains ancêtres, jusqu’aux ouvrages des conteurs modernes qui paraissent à cette heure dans les maisons d’édition des grandes villes du monde, c’est l’histoire de la condition humaine dont se tisse la trame et que, sans fin ni trêve, les hommes racontent aux hommes. La manière de conter et la forme du récit se plient au gré des époques et des circonstances, mais le goût de conter, de raconter, reste immuable et le conte coule indéfiniment et le récit ne tarit pas. Ainsi, on croirait parfois que, depuis les premières lueurs de sa conscience, et à travers les temps, au rythme de sa respiration et des pulsations de son sang, l’humanité se raconte à elle-même, en d’innombrables variantes, toujours la même histoire. Et cette histoire, on dirait qu’elle s’applique, à l’instar de la légendaire et diserte Schéhérazade, à faire patienter le bourreau, à suspendre l’inéluctable arrêt du sort qui nous menace et à prolonger l’illusion de la vie et de la durée. Ou bien le conteur doit-il par son œuvre aider l’homme à se connaître et à se reconnaître ? Peut-être sa vocation est-elle de parler au nom de tous ceux qui n’ont pas su ou qui, terrassés par la vie, n’ont pas pu s’exprimer ? Ou bien ne serait-ce pas le conteur qui se raconte à lui-même son histoire, pareil à l’enfant qui chante dans l’obscurité pour tromper sa peur ? Ou, enfin, ces récits servent-ils, peut-être, à jeter un peu de lumière sur les chemins ténébreux où la vie nous lance parfois, et à nous dire sur cette vie que nous vivons, aveugles et inconscients, quelque chose de plus que ce que, dans notre faiblesse, nous pouvons apprendre et comprendre ? Et c’est ainsi que, bien souvent, les paroles d’un bon conteur nous éclairent sur nos actes et nos omissions, sur ce qu’il faudrait faire, et sur ce qu’il ne fallait pas faire. De là, on en vient à se demander si ce n’est pas dans ces récits, oraux ou écrits, que se trouve la véritable histoire de l’humanité, et si l’on ne pourrait pas, sinon saisir du moins entrevoir, le sens de cette histoire. Et peu importe que le sujet se situe au présent ou dans le passé.

Cependant, si le récit a pour sujet le passé, d’aucuns vont prétendre que cela signifie ne pas faire cas de l’actuel et, jusqu’à un certain point, tourner le dos au présent. Un auteur de contes et de romans historiques ne saurait, à mon sens, admettre un jugement aussi gratuit. Il serait plutôt enclin à confesser qu’il ne sait pas bien lui-même ni quand ni comment il se transporte de ce qu’on appelle le présent dans ce que nous disons être le passé, et qu’il franchit sans peine, comme en songe, le seuil des siècles. Mais, en somme, est-ce que le passé, tout comme le présent, ne nous met pas face à face à des phénomènes semblables et aux mêmes problèmes ? Etre un homme, être né sans le savoir, sans l’avoir voulu, être jeté dans l’océan de l’existence. Etre obligé de nager, d’exister. Porter une identité. Résister à la pression environnante, à tous les chocs, aux actes imprévisibles et imprévus – les nôtres et ceux d’autrui – qui si souvent dépassent nos forces. Et, au surplus, endurer sa propre pensée sur tout ceci. En un mot, être homme.

Et voici que, au-delà de la ligne imaginaire tracée entre le présent et le passé, l’écrivain se trouve encore en face de cette même condition humaine qu’il est tenu d’observer, de comprendre de son mieux, à laquelle il doit s’identifier, lui communiquant la vigueur de son souffle et la chaleur de son sang, faire en sorte qu’elle devienne la texture vivante du récit qu’il entend traduire aux lecteurs, et que ce soit beau, et simple, et persuasif au possible.

Comment y parvenir, par quelles voies, par quels moyens ? Certains le font en donnant libre cours à l’essor de leur imagination, d’autres par une longue et patiente étude des renseignements fournis par l’histoire et de l’évolution sociale ; les uns en s’astreignant à pénétrer la substance et le sens des époques écoulées, et les autres avec la légèreté capricieuse et enjouée de ce fécond romancier français qui disait : « Qu’est-ce que l’histoire ? C’est un clou auquel j’accroche mes romans. » Bref, il y a mille manières, mille sentiers pour l’écrivain de parvenir à son œuvre, mais seule importe, seule est décisive l’œuvre elle-même.

L’auteur de romans historiques pourrait placer en épigraphe à ses ouvrages, pour tout expliquer à tous, une fois pour toutes, la vieille parole: « Cogitavi dies antiquos et annos aeternos in mente habui » (j’ai médité sur les jours anciens et j’ai eu présentes à l’esprit les années éternelles).

Mais, avec ou sans épigraphe, son œuvre, en tant que telle, suggère la même pensée.

Cependant, à y regarder de près, ce ne sont que questions de technique, de goûts, de méthode. Tout ceci n’est qu’un jeu de l’esprit plus ou moins séduisant à propos d’une œuvre et autour d’elle. Il importe peu, en somme, qu’un écrivain évoque le passé ou décrive le présent, ou bien qu’il s’élance hardiment dans l’avenir ; le principal là-dedans c’est l’esprit dont s’inspire son histoire, c’est le message que son œuvre transmet aux hommes ; et là, évidemment, il ne peut y avoir ni règles ni prescriptions. Chacun bâtit son récit selon son besoin intérieur, à la mesure de ses penchants, innés ou acquis, de ses conceptions et de la puissance de ses moyens d’expression ; chacun endosse la responsabilité morale pour ce qu’il conte, et il faut laisser chacun conter librement. Mais il est permis, je crois, de souhaiter, en terminant, que le récit raconté par l’auteur d’aujourd’hui aux hommes de son temps, indépendamment de sa forme et de son sujet, ne soit pas entaché de haine ni couvert par le vacarme des engins homicides, mais qu’il naisse engendré par l’amour et qu’il soit conduit par la largeur des idées d’un esprit humain, libre et serein. Car, le conteur et son œuvre ne servent à rien s’ils ne servent pas – d’une manière ou d’une autre -à l’homme et à l’humanité. C’est là l’essentiel. Et c’est ce que j’ai cru bon de rappeler dans ces brèves considérations inspirées par la circonstance, que je terminerai, si vous le permettez, comme je les ai commencées : par l’expression réitérée d’une reconnaissance profonde et sincère.

From Les Prix Nobel en 1961, Editor Göran Liljestrand, [Nobel Foundation], Stockholm, 1962


* Disclaimer
Every effort has been made by the publisher to credit organizations and individuals with regard to the supply of audio files. Please notify the publishers regarding corrections.

Copyright © The Nobel Foundation 1961

To cite this section
MLA style: Ivo Andrić – Banquet speech. NobelPrize.org. Nobel Prize Outreach AB 2024. Tue. 3 Dec 2024. <https://www.nobelprize.org/prizes/literature/1961/andric/25801-banquet-speech-french/>

Back to top Back To Top Takes users back to the top of the page

Nobel Prizes and laureates

Six prizes were awarded for achievements that have conferred the greatest benefit to humankind. The 12 laureates' work and discoveries range from proteins' structures and machine learning to fighting for a world free of nuclear weapons.

See them all presented here.

Illustration

Explore prizes and laureates

Look for popular awards and laureates in different fields, and discover the history of the Nobel Prize.