Odysseus Elytis – Nobel Lecture

French

Conference Nobel le 8 decembre 1979


Qu’il me soit permis, je vous en prie, de parler au nom de la luminosité et de la transparence. C’est par ces deux états que se définit l’espace où j’ai vécu et où il m’a été donné de m’accomplir. Etats aussi que j’ai peu à peu perçus comme s’identifiant en moi avec le besoin de m’exprimer.

Il est bon, il est juste qu’apport soit fait à l’art, de ce qu’assignent à chacun son expérience personnelle et les vertus de sa langue. Bien plus encore lorsque les temps sont sombres et qu’il convient d’avoir des choses la plus large vision possible.

Je ne parle pas de la capacité commune et naturelle de percevoir les objets en tous leurs détails, mais du pouvoir de la métaphore de n’en retenir que leur essence, et de les porter à un tel état de pureté que leur signification métaphysique apparaît comme une révélation.

Je pense ici à la façon dont les sculpteurs de la période cycladique firent usage de la matière, parvenant tout juste à la porter au-delà d’elle-même. Je pense aussi aux peintres byzantins d’icônes, qui réussirent, par le seul moyen de la couleur pure, à suggérer le « divin ».

C’est une pareille intervention sur le réel, à la fois pénétrante et métamorphosante, qui a été, de tout temps il me semble, la haute vocation de la poésie. Ne pas se limiter à ce qui est, mais s’étendre à ce qui peut être. Il est vrai que cette démarche n’a pas toujours connu l’estime. Peut-être parce que les névroses collectives ne le permettaient pas. Peut-être encore parce que l’utilitarisme n’autorisait pas les hommes a garder, autant qu’il le fallait, les yeux ouverts.

La Beauté, la Lumière, il arrive qu’on les tienne pour désuètes, pour anodines. Et pourtant! La démarche intérieure qu’exigé l’approche de la forme de l’Ange est, à mon avis, infiniment plus douloureuse que l’autre, qui accouche de Démons de toutes sortes.

Assurément, il y a une énigme. Assurément, il y a un mystère. Mais le mystère n’est pas une mise en scène tirant parti des jeux d’ombre et de lumière pour simplement nous impressionner.

C’est ce qui continue à demeurer mystère même en pleine lumière. C’est alors seulement qu’il prend cet éclat qui séduit et que nous appelons Beauté. Beauté qui est voie ouverte – la seule peut-être – vers cette part inconnue de nous-mêmes, vers ce qui nous dépasse. Voila, cela pourrait être une définition de plus de la poésie: l’art de nous rapprocher de ce qui nous dépasse.

D’innombrables signes secrets dont l’univers est constellé et qui constituent autant de syllabes d’une langue inconnue nous sollicitent de composer des mots, et, avec ces mots, des phrases dont le déchiffrage nous met au seuil de la plus profonde vérité.

Où se trouve donc, en dernière analyse, la vérité? Dans l’usure et la mort que nous constatons chaque jour autour de nous, ou dans cette propension à croire que le monde est indestructible et éternel? Il est sage, je le sais, d’éviter les redondances. Les théories cosmogoniques qui se sont succédé au cours des temps n’ont pas manqué d’en user et d’en abuser. Elles se sont heurtées les unes aux autres, elles ont eu leur temps de gloire, puis elles se sont effacées.

Mais l’essentiel est demeuré. Il demeure.

Et la poésie qui vient se dresser là où le rationalisme dépose ses armes, prend la relève pour avancer dans la zone interdite, faisant ainsi la preuve que c’est elle qui est encore le moins rongée par l’usure. Elle assure, dans la pureté de leur forme, la sauvegarde des données permanentes par quoi la vie demeure œuvre viable. Sans elle et sa vigilance, ces données se perdraient dans l’obscurité de la conscience, tout comme les algues deviennent indistinctes dans le fond des mers.

Voilà pourquoi nous avons grandement besoin de transparence. Pour clairement percevoir les nœuds de ce fil tendu le long des siècles et qui nous aide à nous tenir debout sur cette terre.

Ces nœuds, ces liens, nous les percevons distinctement, d’Heraclite à Platon et de Platon à Jésus. Parvenus jusqu’à nous sous des formes diverses ils nous disent sensiblement la même chose: que c’est à l’intérieur de ce monde-ci qu’est contenu l’autre monde, que c’est avec les éléments de ce monde-ci que se recompose cet autre monde, l’au-delà, cette seconde réalité qui se situe au-dessus de celle que nous vivons contre nature. Il s’agit d’une réalité à laquelle nous avons totalement droit, et seule notre incapacité nous en rend indignes.

Ce n’est pas par rencontre fortuite que, dans les époques saines, le Beau s’identifie au Bien, et le Bien au Soleil. Dans la mesure où la conscience se purifie et s’emplit de lumière, ses parties obscures se rétractent et s’effacent, laissant des vides qui – exactement comme dans les lois physiques – sont comblés par les éléments du sens opposé. Du sorte que ce qui en résulte prend appui sur les deux aspects, je veux dire sur l’ « ici » et sur l’ « au-delà ». Heraclite ne parlait-il pas déjà d’une harmonie des tensions opposées?

Si c’est Apollon ou Vénus, le Christ ou la Vierge qui incarnent et personnalisent le besoin que nous avons de voir matérialiser ce que nous éprouvons comme une intuition, cela n’a pas d’importance. Ce qui est important, c’est ce souffle d’immortalité qui alors nous pénètre. Et à mon humble avis, la Poésie doit, par-delà toute argumentation doctrinale, permettre de respirer ce souffle.

Comment ne pas me référer ici à Hölderlin, ce grand poète qui portait le même regard vers les dieux de l’Olympe et vers le Christ? La stabilité qu’il a donnée à un genre de vision demeure inestimable. Et l’étendue qu’il nous a découverte, immense. Je dirais même terrifiante, (c’est elle qui l’incita à s’écrier – à une époque où commençait à peine le mal qui aujourd’hui nous submerge-: « A quoi bon des poètes en un temps de manque? » Wozu. Dichter in dürftiger Zeit?

Pour l’homme, les temps furent toujours, hélas, dürftig. Mais la poésie n’a jamais, d’autre part, manqué à sa vocation. C’est là deux faits qui ne cesseront jamais d’accompagner notre destinée terrestre, l’un servant de contre-poids à l’autre. Comment pourrait-il en être autrement? C’est par le Soleil que la nuit et les astres nous sont perceptibles. Notons toutefois, avec le sage antique, que s’il dépasse la mesure, le Soleil devient Text in Greek.Pour que la vie soit possible, nous devons nous tenir à une juste distance du soleil figuré, comme notre planète du soleil naturel. Nous fûmes jadis en faute par ignorance. Nous fautons aujourd’hui par l’étendue de notre savoir. Je ne viens pas, en disant cela, me joindre à la longue file des censeurs de notre civilisation technique. Une sagesse aussi ancienne que le pays d’où je viens m’a enseigné d’ accepter l’évolution, à digérer le progrès « avec ses écorces et ses noyaux ».

Mais alors, qu’advient-il de la Poésie? Que représente-t-elle dans pareille société? Voici ce que j’ai à répondre: La poésie est le seul lieu où la puissance du nombre s’avère nulle. Et votre décision d’honorer, cette année, en ma personne, la poésie d’un petit pays, révèle le rapport d’harmonie qui la lie à la conception de l’art gratuit, seule conception à s’opposer désormais à la toute-puissance acquise par l’estimation quantitative des valeurs.

Me référer à des circonstances personnelles serait manquer aux convenances. Et faire l’éloge de ma maison, plus inconvenant encore. Cela est néanmoins parfois indispensable, dans la mesure où pareilles interférences aident à voir plus clairement un certain état de choses. C’est bien le cas aujourd’hui.

Il m’a été donné, chers amis, d’écrire dans une langue qui n’est parlée que par quelques millions de personnes. Mais une langue parlée sans interruption, avec fort peu de différences, tout au cours de plus de deux mille cinq cents ans. Cet écart spatio-temporel, apparemment surprenant, se retrouve dans les dimensions culturelles de mon pays. Son aire spatiale est des plus réduites; mais son extension temporelle infinie. Si je le rappelle, ce n’est certes pas pour en tirer quelque fierté, mais pour montrer les difficultés que doit affronter un poète lorsqu’il doit faire usage, pour nommer les choses qui lui sont les plus chères, des mêmes mots que Sappho par exemple ou Pindare, tout en étant privés de l’audience dont ils disposaient et qui s’étendait, alors, à toute l’humanité civilisée.

Si la langue n’était qu’un simple moyen de communication, il n’y aurait pas de problème. Mais il arrive, parfois, qu’elle soit aussi un instrument de « magie  ». De plus, dans ce long cours de siècles, la langue acquiert une certaine manière d’être. Elle devient un haut langage. Et cette manière d’être oblige.

N’oublions pas non plus qu’en chacun de ces vingt-cinq siècles et sans nulle béance, il s’est écrit, en grec, de la poésie. C’est cet ensemble de données qui fait le grand poids de tradition que cet instrument soulève. La poésie grecque moderne en donne une image fort expressive.

La sphère que forme cette poésie, présente, pourrait-on dire, comme toute sphère, deux pôles: A l’un de ces pôles se situe Dionysios Solomos, qui, avant que Mallarmé n’apparaisse dans les lettres européennes, réussit à formuler, avec la plus grande rigueur et cohérence, ainsi que dans toutes ses conséquences, la conception de la poésie pure: soumettre le sentiment à l’intelligence, anoblir l’expression, mobiliser toutes les possibilités de l’instrument linguistique en s’orientant vers le miracle. A l’autre pôle se situe Cavafis, qui, parallèlement à T.S. Eliot, atteint, éliminant toute forme de boursouflure, à l’extrême limite de la concision et à l’expression la plus rigoureusement exacte.

Entre ces deux pôles, et plus ou moins près de l’un ou de l’autre, se meuvent nos autres grands poètes: Costis Palamas, Anguélos Sikkelianos, Nikos Kazantzakis, Georges Seferis.

Tel est, aussi rapidement que schématiquement tracé, le tableau du discours poétique néo-hellénique.

Pour nous qui avons suivi, nous avions à prendre en charge le haut enseignement qui nous avait été légué et à l’adapter à la sensibilité contemporaine. Par-delà les bornes de la technique, il nous fallait parvenir à une synthèse qui, d’une part, assimilât les éléments de la tradition grecque et, de l’autre, exprimât les exigences sociales et psychologiques de notre temps.

En d’autres termes, nous avions à saisir dans sa vérité l’Européen-Grec d’aujourd’hui et à la faire valoir. Je ne parle pas de réussites, je parle d’intentions, d’efforts. Les orientations ont leur importance pour l’investigation de l’histoire littéraire.

Mais comment la création peut-elle se développer librement dans ces directions lorsque les conditions de vie anéantissent, de nos jours, le créateur? Et comment créer une communauté culturelle lorsque la diversité des langues dresse un obstacle infranchissable? Nous vous connaissons et vous nous connaissez par les 20 ou 30 % qui subsistent d’une œuvre, après traduction. Cela est encore plus vrai pour tous ceux d’entre nous qui, prolongeant le sillon tracé par Solomos attendent du discours quelque miracle et qu’entre deux mots, sonnant juste et placés à leur juste place, jaillisse l’étincelle.

Non. Nous demeurons muets, incommunicables.

Nous souffrons de l’absence d’une langue commune. Et les conséquences de cette absence s’observent – je ne crois pas exagérer – jusque dans la réalité politique et sociale de notre patrie commune, l’Europe.

Nous disons – et en faisons chaque jour la constatation – que nous vivons dans un chaos moral. Et cela à un moment où – chose qui ne s’était jamais vue – la répartition de ce qui concerne notre existence matérielle est faite de la façon la plus systématique, dans un ordre qu’on pourrait dire militaire, avec d’implacables contrôles. Cette contradiction est significative. Lorsque, de deux membres, l’un s’hypertrophie, l’autre s’atrophie. Une tendance digne d’éloge, qui incite les peuples d’Europe à s’unir, au sens pythagoricien, en une seule monade, se heurte aujourd’hui à l’impossibilité d’harmonier les parties atrophiques et hypertrophiques de notre civilisation. Nos valeurs ne constituent pas une langue commune.

Pour le poète – cela peut paraître paradoxal mais c’est vrai – la seule langue commune dont il a encore l’usage, ce sont ses sensations. La façon dont deux corps s’attirent et s’attouchent n’a pas changé depuis des millénaires. Et en plus, elle n’a donné lieu à aucun conflit, contrairement aux vingtaines d’idéologies qui ont ensanglanté nos sociétés et nous ont laissé les mains vides.

Lorsque je parle de sensations, je n’entends pas celles, immédiatement perceptibles, du premier ou du second niveau. J’entends celles qui nous portent à l’extrême bord de nous-mêmes. J’entends aussi les “analogies de sensations” qui se forment dans nos esprits.

Car tous les arts parlent par analogies. Une ligne, droite ou courbe, un son aigu ou grave, traduisent un certain contact optique ou acoustique. Nous écrivons tous de bons ou de mauvais poèmes dans la mesure où nous vivons ou raisonnons selon la bonne ou la mauvaise signification du terme. Une image de la mer, telle que nous la trouvons dans Homère, parvient intacte jusqu’à nous. Rimbaud dira “une mer mêlée au soleil”. Sauf que lui ajoutera: “c’est là l’éternité.” Une jeune fille tenant une branche de myrte chez Archiloque survit dans un tableau de Matisse. Et l’idée méditerranéenne de pureté nous est ainsi rendue plus tangible. D’ailleurs, l’image d’une vierge de l’iconographie byzantine est-elle si différente de celle de ses sœurs profanes? Il suffit de bien peu de chose pour que la lumière de ce monde se transforme en clarté surnaturelle, et inversement. Une sensation héritée des anciens et une autre que nous a léguée le Moyen Age en engendrent une troisième qui leur ressemble, comme un enfant à ses parents. La poésie peut-elle suivre une telle voie? Les sensations peuvent-elles, au terme de cet incessant processus de purification, parvenir à un état de sainteté? Elles reviendront alors, analogies, se greffer sur le monde matériel et agir sur lui.

Il ne suffit pas de mettre nos rêves en vers. C’est trop peu. Il ne suffit pas de politiser nos propos. C’est trop. Le monde matériel n’est au fond qu’un amas de matériaux. A nous de nous montrer bons ou mauvais architectes, d’édifier le Paradis, ou l’Enfer. C’est cela que ne cesse de nous affirmer la poésie – et particulièrement en ces temps dürftiger – cela précisément: que notre destin malgré tout repose entre nos mains.

J’ai souvent tenté de parler de métaphysique solaire. Je n’essayerai pas aujourd’hui d’analyser de quelle façon l’art se trouve impliqué dans une telle conception. Je m’en tiens à un seul et simple fait: le langage des grecs, en tant qu’instrument magique, entretient avec le soleil – réalité ou symbole – des relations intimes. Et ce soleil n’inspire pas seulement une certaine attitude de vie, et donc son sens premier au poème. Il pénètre sa composition, sa structure, et – pour utiliser une terminologie actuelle – ce nucleus duquel se compose la cellule que nous appelons poème.

Ce serait une erreur de croire qu’il sagit là d’un retour à la notion de forme pure. Le sens de la forme, tel que nous l’a légué l’Occident, est un acquis constant, représenté par trois ou quatre modèles. Trois ou quatre moules pourrait-on dire où il convenait de couler à tout prix la matière la plus hétéroclite. Aujourd’hui cela n’est plus concevable. J’ai été l’un des premiers en Grèce à briser ces liens.

Ce qui m’intéressait, obscurément au début, puis de plus en plus consciemment, c’était l’édification du matériau selon un mode architectural chaque fois différent. Il n’est pas besoin pour comprendre cela de se référer à la sagesse des anciens qui conçurent les Parthénons. Il suffit d’évoquer les humbles bâtisseurs de nos maisons et de nos chapelles des Cyclades, trouvant, en chaque occasion, la solution la meilleure. Leurs solutions. Pratiques et belles à la fois, telles enfin que, les voyant, un Le Corbusier ne put qu’admirer et s’incliner.

Peut-être est-ce cet instinct qui s’éveilla en moi lorsque, pour la première fois, il me fallut affronter une grande composition comme le « Axion Esti ». Je compris alors que faute de lui donner les proportions et la perspective d’un édifice, elle n’atteindrait jamais la solidité que je souhaitais.

Je suivis l’exemple de Pindare ou du byzantin Romanos Mélodos qui, pour chacune de leurs odes, ou de leurs cantiques, inventaient chaque fois un mode toujours nouveau. Je vis que la répétition déterminée, à intervalles, de certains éléments de versification donnait effectivement à mon ouvrage cette substance aux facettes multiples et pourtant symétriques qui était mon projet.

Mais alors n’est-il pas vrai que le poème, ainsi entouré d’éléments qui gravitent autour de lui, se transforme en un petit soleil? Cette correspondance parfaite, que je trouve ainsi obtenue, avec le contenu pensé, est, je le crois, l’idéal le plus élevé du poète.

Tenir entre les mains le soleil sans se brûler, le transmettre aux suivants comme un flambeau, est un acte douloureux, mais, je le crois, béni. Nous en avons besoin. Un jour les dogmes qui enchaînent les hommes s’effaceront devant la conscience inondée de lumière, tant qu’elle ne fera plus qu’un avec le soleil, et qu’elle abordera aux rives idéales de la dignité humaine et de la liberté.

From Les Prix Nobel. The Nobel Prizes 1979, Editor Wilhelm Odelberg, [Nobel Foundation], Stockholm, 1980


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Copyright © The Nobel Foundation 1979

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MLA style: Odysseus Elytis – Nobel Lecture. NobelPrize.org. Nobel Prize Outreach AB 2024. Sat. 23 Nov 2024. <https://www.nobelprize.org/prizes/literature/1979/elytis/25800-odysseus-elytis-nobel-lecture-1979/>

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